31/5/2025
Chronique d'ailleurs #2
Il existe des heures bizarres
Il existe des heures bizarres
Il existe des heures bizarres
Par Clément Rigaud
Crédit photo : <link-credit>Ryoji Iwata<link-credit>
Il existe des heures étranges, suspendues, hors du temps ; comme des marges entre les lignes d’un livre que personne ne finirait. Ni pleines, ni vides — des heures translucides, poreuses, traversées d’absences. Elles glissent dans nos journées à la manière d’un souffle, à peine tiède, parfois dense comme un silence qui s’attarde. Le monde, alors, semble respirer à peine. Tout retient son élan. Rien ne commence, rien ne meurt. C’est l’entre-deux sans visage, désincarné, le flottement.
Les un peu plus de quatorze heures, et ce ventre creux dans la courbe du jour. Il est trop tôt pour penser à la fin, trop tard pour la fraîcheur du début. Ce n’est l’heure de rien, ni d’un café, ni d’un rendez-vous. Tout est là, pourtant tout s'efface. Les corps digèrent et se taisent. Le soleil brûle, sans éclat : trop fort pour apaiser, pas assez pour enjoliver l’instant. Et en douce dérive, nous errons d’idée en absence, désintéressés de ce qui pourrait venir, sans nostalgie de ce qui fut. Cette heure ne veut rien de nous. Une chose au goût de poussière tiède. Une heure d'abandon doux-amer.
Il y a aussi cet instant suspendu, plus tard — dix-huit heures, peut-être, ou davantage — ce pli du jour où l’on glisse hors de soi. Ce n’est déjà plus le jour utile, ni encore celui du refuge. On n’entame rien, car tout se tait bientôt. Alors on attend, le moment d’attendre, le droit de ralentir. La mécanique du quotidien s’enclenche seule, pudique, presque impersonnelle. On avance en creux, comme si l’on s’était laissé·e derrière. Quelque chose de triste, de lent et de brumeux. C’est une heure sans place. On y croise souvent un soupir.
Les heures sont encore bizarres ailleurs. Celles de la ville vide de sens, des moteurs éteint, de la nuit, sans nom. Quand le silence est si vaste qu’il semble penser à notre place et que les pensées, elles, surgissent, s’entremêlent, persistent. Tout devient plus poreux. Ce n’est plus l’heure de rien, sinon d’exister un peu autrement. Le corps n’obéit plus, l’esprit cherche sans chercher. Un chat traverse la rue, une pensée s’échappe. On y sent le contour flou de sa propre vie.
Ces heures sont là, en fond. Inaperçues mais persistantes. Et peut-être qu’elles parlent mieux de nous que toutes autres choses. Elles disent nos espaces d’incertitude, notre malaise devant l’absence, notre besoin de remplir, toujours. Elles ne racontent rien de grand. Mais elles disent ce qui reste quand tout se retire. Ce qu’il faut d’élan pour exister sans projet. Ce qu’il faut d’amour pour habiter un instant inutile. Elles sont déconcertantes, mais fécondes car c’est un luxe fragile que de n’avoir nulle part où aller — un souffle discret de soulagement, de recul et de grâce au cœur du tumulte survolté de nos existences modernes. Ces moments sans contours, sans fonction, sans attente — sont peut-être les derniers refuges de notre liberté. Des instants essentiels, parce que rien ne nous y contient, rien ne nous y dicte. Ils nous arrachent un instant aux injonctions, aux récits imposés, aux réflexes sociaux, aux flux constants. Ils déchirent le voile des chaînes invisibles, celles que nous portons sans les voir — et rendent, furtivement, la pensée à elle-même. On y fantasme, on y crée, on y invente. On y questionne le monde, et l’on s’y retrouve, lentement, au centre. Car c’est dans ces creux sans sollicitation, que surgissent les véritables élans — ceux qu’aucun écran ne souffle. Penser par soi-même. Ces moments de recul sont des lieux secrets où naissent les idées qui ne servent à rien, donc peut-être à tout. Ils permettent la dérive fertile, l’intuition brute, le doute sincère. Ils nous permettent d’écouter ce qui, en nous, n’a pas encore été dit. Ils donnent l’espace de contester, d’imaginer, de choisir — et parfois même, de désobéir.
Ces interstices désœuvrés nous tendent une clef muette : celle d’exister sans répondre à rien. D’être là, simplement, sans avoir à s’expliquer. Et dans ce battement suspendu, regagner, peut-être, un fragment de vérité.




31/5/2025
Il existe des heures bizarres
Par Clément Rigaud
Crédit photo : <link-credit>Ryoji Iwata<link-credit>
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